Lors d’un atelier que nous avons animé en décembre dernier dans la géniale librairie Pantagruel, à Marseille, en décembre dernier, nous avons proposé aux participant·es de partir d’un texte issu du Square, de Marguerite Duras, où une jeune domestique explique à un inconnu assis à côté d’elle sur un banc dans un square, qu’elle ne souhaite rien améliorer dans sa vie de peur de la rendre supportable et de ne plus parvenir à la quitter. Notre consigne : imaginer que cet homme et cette jeune femme se retrouvent sur ce même banc, dans ce même square, dix ans après :  

“Je me retrouvai sur ce banc presque par hasard. Combien de temps s’était écoulé, dix ans peut-être ? Posé avec mon livre, je savourais l’instant. Le lieu ramenait à ma mémoire cette femme, et je la sentais flotter au bord de mes pensées.

J’aurais pu partir sans la remarquer, mais en récupérant mon chapeau, mon regard s’arrêta sur une petite plaque en laiton, comme on en voit sur les bords du Rhône à Lyon.
« Esther Rubens, bonne. 1980–2001. »
Le choc de la reconnaissance me monta à la gorge. Son nom singulier ne laissait pas place au doute. Je sentis une colère monter en moi, une envie d’arracher cette plaque qui l’immortalisait dans ce qu’elle avait détesté le plus. Qui avait osé écrire sa profession, dans ce langage archaïque et vilain ?
La tristesse balaya la colère aussitôt : elle était donc morte de cette vie dure qu’elle disait n’avoir pas commencée.
« Bonjour ? »
Ignorant l’interruption, je ne levai pas la tête.
« Je ne pensais pas vous revoir ici. »
Mon regard s’arracha à la plaque et se posa, agacé, sur une jeune femme souriante, les cheveux lâchés au vent, les joues rougies par l’air frais.
Elle s’assit à côté de moi, caressant les bords de la plaque d’une main :
« Je ne voulais pas l’oublier, alors je l’ai enterrée là. Je l’ai enterrée six mois après notre rencontre, et je retourne la voir chaque année, pour ne jamais oublier l’endroit et le moment où ma vie a commencé. »”

 Laure Jouteau